Huang Chen le somma sèchement de reculer, puis lui fit signe de s’agenouiller. Devendra, le souffle court, s’exécuta pour faire preuve de sa bonne volonté. Il ne voulait pas que les choses tournent mal, pas maintenant... Le prix de sa liberté ne devait pas se compter en vies.
- Que fais cette femme ici ? Comment est-elle entrée ?!! fit Huang Chen en élevant le ton alors qu’il venait d’apercevoir Meera qui se tenait tapie dans un coin sombre. (il tourna un regard interdit vers Devendra) Comment… une telle folie est-elle possible, vous savez ce qui va lui arriver ?! Mais avez-vous donc totalement perdu la raison ? Je vous croyais plus réfléchi pourtant…
Sa voix avait claqué dans l’air, sèche et nerveuse. Devendra reçut le reproche comme on encaisse un coup, avec retenue et lucidité. Ce que venait de dire le Chinois lui redonna l’aplomb dont il avait besoin pour se reprendre : si Huang Chen s’était inquiété du sort de Meera en premier lieu, peut être serait-il possible en s’adressant à son humanité de…
Devendra laissa son idée en suspens et se redressa, adjurant l’officier de les laisser partir.
- Je vous le demande d’homme d’honneur à homme d’honneur ! acheva-t-il sans se soucier de l’air incrédule qui s’était peint sur le visage du Chinois.
- Que vaux la parole d’un homme qui m’affirme qu’il est fermement décidé à mourir pour sa cause et qui s’enfuit à la première occasion comme un lâche ?! Si vous êtes prêt à abandonner aussi facilement votre cause et ceux qui la soutiennent, pourquoi moi, votre ennemi, vous accorderais-je ce que vous me demandez ? fit mine de se moquer Huang Chen avec un rire qui sonna faux.
- Les laisser me tuer sans résister, c’est fuir la vie et ses responsabilités, avez-vous oublié vos propres mots ?! argua Devendra avec un sourire.
Huang Chen sembla ébranlé l’espace d’une seconde, pourtant il finit par se reprendre en secouant la tête comme pour se réveiller.
- Vous avez seulement une petite idée de ce que cela me coûterait si cela venait à se savoir ?
Devendra voulut ajouter que nul ne le découvrirait jamais, mais Huang Chen, l’œil sombre, lui imposa le silence d’un coup de crosse dans le ventre. Il laissa flotter son regard sur les deux insurgés avant de les contraindre à faire demi-tour. Devendra laissa basculer sa tête en arrière de rage et de dépit. Meera, bien que cherchant à contenir de son mieux son angoisse, tremblait un peu. Devendra s’en aperçut et entoura ses épaules d’un bras réconfortant.
- Je suis désolé de vous avoir embarquée là dedans…
- Ca va ne vous inquiétez pas, le rassura-t-elle avec un sourire, la mâchoire crispée.
- Avancez ! Leur intima Huang Chen d’une voix dont il força un peu trop la dureté.
Ils se mirent en marche, tenus à l’œil par Huang Chen, et regagnèrent la grande cour. La situation semblait se calmer peu à peu. De nombreux insurgés étaient alignés en rangées le long des murs. Alors qu’ils approchaient, une salve de tirs retentit et une rangée entière de prisonniers s’effondra en une seconde sous les yeux des nouveaux venus. Meera porta une main à ses lèvres pour retenir le cri qui y montait et détourna la tête. Les salves se répétèrent à plusieurs reprises, et les corps continuèrent de s’abattre à terre par dizaines, une véritable éradication systématique de la «mauvaise graine ». Comme hypnotisé, Huang Chen ne parvenait à détacher ses yeux de la scène qui se répétait encore et toujours. Une mort déshonorante, voilà ce qui attendait les révoltés ! Une punition collective et radicale… Devendra n’hésita pas une seconde et lança un regard furieux et sans équivoque à Huang Chen, que ce dernier fit mine d’accueillir sans état d’âme.
Meera, consciente que la situation dans laquelle ils se trouvaient plongés tous les deux prenait à présent une tournure gravissime, se tourna vers Huang Chen. Elle se baissa à terre et, dans un geste de respect propre aux indiens, effleura de sa main les pieds de l’officier chinois. Ce dernier, un instant déstabilisé par ce geste dont il n’ignorait pas la signification et auquel il ne se serait jamais attendu, se figea.
- Que faites-vous ?! grommela-t-il avec un froncement de sourcils, perplexe.
Meera, toujours agenouillé à ses pieds, reporta sa main sur son cœur et pencha la tête en arrière de manière à plonger ses yeux dans ceux du chinois, avant de lui répondre d’une voix claire :
- Je ne sais absolument rien de vous officier, pourtant mon cœur m’a commandé cet acte. Il a reconnu en vous un homme de valeur…
- Ca ne changera rien, cessez cela… lui demanda Huang Chen, un peu embarrassé. Même si je le voulais, je ne pourrais plus vous laisser partir, ajouta-t-il sans bien comprendre pourquoi il éprouvait le besoin de préciser cela.
Il resta pétrifié. « Même si je le voulais… » Ses dernières paroles traduisaient-elles une pensée qu’il n’osait s’avouer à lui-même ?
- Très bien, en ce cas laissez le partir et gardez moi ! proposa presque impérieusement la jeune femme. Détournez les yeux – ne serait-ce qu’un bref instant, ce sera suffisant – et oubliez ce qui s’est passé ce soir. Vous serez récompensé pour m’avoir capturée et l’on blâmera le destin pour le reste… ainsi tout le monde aura eu ce qu’il désirait !
- Meera… ! tenta de s’interposer Devendra, visiblement peu séduit par ce plan.
La jeune femme l’attrapa avec douceur mais fermeté par l’avant-bras et posa un doigt sur ses lèvres, le suppliant du regard de ne rien faire pour l’empêcher d’accomplir un acte juste à ses yeux.
- Si j’ai bien compris, vous désirez donc prendre la place de cet homme et lui sacrifier votre vie ?!
- Ce que je désire c’est la liberté d’un homme qui s’est toujours battu pour celle de son peuple !
- Vous comprenez bien que vos juges ne feront preuve d’aucune indulgence envers vous qui serez considérée comme l’instigatrice de cette révolte ? Ils s’empresseront de faire de vous un exemple à défaut de pouvoir en faire un avec lui…
- Je ne reculerai pas, soutint Meera, à l’évidence déterminée.
- Qu’est-ce qui me dit que vous n’irez pas dénoncer cet accord une fois que vous serez face à vous juges en échange de leur indulgence ?
- Voyons, qui irait-on croire selon vous, d’un officier décoré ou d’une étrangère manipulatrice ?! s’enquit Meera avec un sourire entendu.
- Vous ne pouvez pas accepter cela ! gronda Devendra. Je ne vous laisserai pas faire !
Huang Chen tendit la main en signe d’arrêt. Le visage fermé, il lança encore un regard sombre en direction de la cour où se déroulaient les exécutions, puis – faisant passer sa kalachnikov dans son autre main – leur enjoignit d’un signe de la tête de le suivre, et s’éloigna des lieux.
- Je vais vous aider à fuir… finit par chuchoter Huang Chen sans les regarder en face. Ne posez pas de questions sur mes motivations, c’est tout ce que je demande…
Devendra restait méfiant face à ce brusque revirement et Meera, inquiète.
- La sécurité à l’entrée doit être renforcée à son maximum suite à l’alerte… ne put s’empêcher de remarquer le Tibétain alors qu’ils marquaient un bref arrêt. Par quel moyen comptez-vous nous sortir de ce guêpier ?
- Il existe un passage secondaire dont on a cessé de faire usage il y a des années et dont j’ai une clef comme tout ceux qui travaillent ici… La seule difficulté sera de l’atteindre sans se faire repérer, elle se situe à l’opposée d’où nous nous trouvons actuellement et débouche sur un espace grillagé mais qui n’est pas gardé. Il vous suffira de l’escalader et vous serez libre. Je vous suggère gentiment de quitter le pays aussi vite que possible après cela, ajouta-t-il avec un sourire in poil ironique.
- J’ai déjà organisé notre fuite, murmura Meera sans rentrer dans les détails.
- Très bien. Ecoutez, une chose encore : si l’on venait à croiser d’autres gardes, faites mine d’être mes prisonniers ; ils seront déjà trop occupés pour poser des questions j’espère !
Meera et Devendra acquiescèrent tout en pressant le pas. Le silence était revenu et n’annonçait rien de très bon. Il serait encore plus difficile de passez inaperçu si, comme ils le craignaient, la répression avait achevé d’étouffer le soulèvement des prisonniers.
Leurs pires craintes se concrétisèrent peu après quand, au détour d’un corps de garde, ils tombèrent face à face avec un groupe de soldats armés assurant une ronde de contrôle. Suivant le plan établi par lui-même, Huang Chen fit mine de tenir en joue ses deux compagnons tandis que ces derniers baissèrent les yeux et voûtèrent le dos. Alors qu’ils s’apprêtaient à les dépasser, l’un des hommes fit signe à Huang Chen de s’arrêter. Ce dernier reconnut avec consternation Wong Ju, l’un des plus hauts gradés de la prison, homme dont on disait qu’il se montrait plus féroce qu’une bête sauvage face à l’ennemi.
(Leslie Cheung est Wong Ju)
Sa physionomie ambivalente fascinait et séduisait pourtant elle n’en servait pas moins de masque à un être effrayant - à la fois intraitable et agressif - qui inquiétait même les personnalités les plus hauts placées dans le Parti. Wong Ju tenait plus du mercenaire que du soldat modèle. Le code de conduite qu’il avait adopté en avait conduit plus d’un au désastre et à la misère - quand ce n’était pas pire - ; lui, au contraire, avait su se rendre indispensable à tellement de reprises auprès du Parti qu’on avait finit par lui accorder une liberté d’action presque complète et qu’on ne lui avait jusque là jamais demandé de rendre des comptes - et ce bien que nombre de ses agissements l’eussent justifié.
L’inquiétude de Huang Chen était justifiée : à cet instant précis il avait tout à craindre.
- Où avez-vous trouvé ces deux là, officier… ? ! s’enquit Wong Ju d’une voix sèche en fixant d’un regard carnassier Devendra et Meera.
Cette question était vide de sens, et Huang Chen le savait : tout prisonnier surpris hors de sa cellule ce soir là était considéré en conséquences comme membre actif de la révolte. Qu’on les ait trouvés dans la cour entrain de se battre au côté des autres ou dans une aile isolée ne changerait rien à la condamnation à mort qui allait s’abattre sur leur tête. Wong Ju ne posait cette question que dans un but rhétorique et Huang Chen sentit un frisson électrique lui parcourir l’échine. Comme pour lui prouver qu’il avait vu juste, Wong Ju n’attendit même pas la réponse de son subalterne et ajouta :
- Vous devriez-nous les remettre.. Nous nous en chargerons.
- Ca ira, je peux m’occuper d’eux, répliqua Huang Chen après avoir rassemblé tout son courage.
Wong Ju fusilla Huang Chen du regard.
- Ce n’était pas une demande ni une proposition… Je n’ai pas été suffisamment clair ?! Le directeur de la prison m’a personnellement demandé de prendre la situation en main et d’écraser les dernières cendres de cette stupide rébellion
Huang Chen lisait une méfiance croissante sur le visage de son vis-à-vis. Wong Ju marqua une pause et pencha un peu la tête sur le côté. Il venait de reconnaître Devendra. Un sourire étrange et malsain s’épanouit sur ses lèvres. Il s’approcha de lui et de Meera.
- C’est vous… (puis se tournant vers Huang Chen) : voilà qui m’explique le peu de coopération dont vous semblez vouloir faire preuve : parvenir dans tout ce foutoir à remettre la main sur le plus arrogants et le plus honni de nos opposants – Devendra Mukherjee, dit « le Loup de Lhassa » - devrait certainement vous valoir une belle promotion… (un large sourire méchant plissa ses lèvres) Je comprends qu’il vous en peine de vous séparez de lui ; quant à la fille, (il jeta un œil connaisseur vers Meera) elle n’est pas mal du tout… Je crois que j’aurais réagi comme vous à votre place !
Il recula de quelques pas, reprenant place près des soldats. Huang Chen ne savait s’il devait être soulagé ou commencer à s’inquiéter réellement.
- Vous aurez une belle récompense, je vous la promet, le rassura Wong Ju après un instant de bref silence, mais il n’empêche que ces deux là doivent être exécutés sur l’heure, ce sont les ordres du directeur Chan et il n’y a pas à les discuter. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le risque que cet homme, notre bête noir, puisse échapper au châtiment qu’il a mérité !
Tout en parlant, Wong Ju observait attentivement la physionomie de Huang Chen, flairant quelque chose d’étrange sans parvenir à savoir quoi. Une idée lumineuse lui traversa l’esprit :
- Et je vais vous prouver immédiatement que je n’ai qu’une parole lieutenant. Vous allez avoir l’insigne honneur d’être celui qui mettra fin à la vie de ces ennemis du Parti… Fusillez-les lieutenant, Chen ! ! !… lui ordonna-t-il avec fermeté. Ainsi votre nom restera dans les mémoires comme étant celui de l’homme qui débarrassa cette patrie de la vermine qui la ronge depuis déjà trop longtemps! Remplissez votre devoir de soldat !
Huang Chen regarda son supérieur qui l’encouragea d’un regard qui avait quelque chose de méphistophélique et il comprit qu’il n’y avait plus aucun échappatoire possible. Il tourna la tête vers Devendra et ce dernier, visiblement résigné, lui fit signe d’obéir. Lui et Meera furent conduits devant un mur gris par deux hommes de Wong Ju et ce dernier se défit de son pistolet qu’il tendit à Huang Chen qui le saisit d’une main dont il tentait de masquer le tremblement. Ses deux futures victimes lui faisaient à présent face. Durant quelques secondes qui lui semblèrent une éternité il hésita à lever son arme. Quand il le fit, cette dernière lui parut peser plus lourd que du plomb et il sentit que son âme serait d’un poids bien plus insupportable après avoir commis ces meurtres.
- Tuez les ! ! s’écria Wong Ju qui commençait à s’impatienter.
Il avait la bouche crispée dans une espèce de grimace cruelle qui gommait tout son charme naturel. Huang Chen fit un demi-tour sur lui-même et posa le canon de l’arme à feu contre la tempe de Wong Ju avec une telle rapidité que nul ne put réagir. Ce dernier conservait un sourire effrayant malgré sa position délicate.
- Je le savais… murmura-t-il. Je savais que tu avais l’étoffe d’un traître… Mais tu le paieras bien assez tôt !
- Libérez les ! hurla Huang Chen en désignant Devendra et Meera.
Un soldat trancha leurs liens après que Wong Ju lui ait dit d’obéir.